Texte : Laure Siegel / Photos : Tom Vater
De vieux textes cinghalais mentionnent que certains rois du Sri Lanka, la grande île de l’océan Indien, étaient tatoués. Mais la religion, la guerre et la modernisation ont porté un coup d’arrêt à cet art. Aujourd’hui la scène tattoo est un grand mot : quelques tatoueurs de rue indiens et une dizaine de shops dans tout le pays, dont ceux de Ravi, Dimmu et Roanna, une poignée d’artistes bien déterminés à s’émanciper.





En 2014, une infirmière britannique a été incarcérée et déportée du Sri Lanka pour « atteinte aux sentiments religieux d’autrui ». Elle portait un tatouage de Bouddha sur le bras, un motif que la plupart des pays de l’Asie du sud et du sud-est n’acceptent pas de voir gravé sur la peau. Wan Nishshanka, alias Ravi, 33 ans, dirige la seule boutique de tatouage à Kandy, cité sacrée au centre de l’île émeraude qui héberge le fabuleux Temple de la Dent. « Quand je tatoue des motifs religieux ou officiels, comme le lion ou le drapeau, nos symboles nationaux, je ne poste pas les photos sur les réseaux sociaux. Je n’ai pas envie de rentrer dans des débats stériles avec des nationalistes conservateurs qui croient détenir la vérité sur le bouddhisme. Je suis un bouddhiste pratiquant et quiconque aime le Bouddha devrait pouvoir se faire tatouer ce en quoi il croit. Le Bouddha n’a jamais dit que c’était interdit, c’est juste considéré comme un truc de gangster. La dernière fois que j’ai atterri à l’aéroport de Colombo, ils m’ont gardé une heure à l’immigration… »

Ravi, de dresseur canin à tatoueur au Sri Lanka
En 2004, Ravi doit abandonner une première carrière où il s’occupe du design d’autocollants, lorsque la mafia locale détruit son magasin et le passe à tabac. Le jeune homme enchaîne les petits boulots pour nourrir son frère, dont il a la charge depuis que sa mère est allée travailler en tant que domestique en Arabie Saoudite. « J’étais dresseur de chiens, je jouais dans des groupes de blues. On vivait dans une petite maison, une pièce avec nos deux matelas et une petite cuisine ».


Une machine à tatouer, fabriquée « maison »
Puis Ravi se fabrique une machine avec un petit moteur et commence à piquer ses copains à domicile pour vingt roupies (0,12 euro) avec des encres textiles. « J’ai toujours aimé les tattoos et les piercings, sans en avoir jamais vu. A l’école, je dessinais tout le temps sur les tables. A dix ans je me suis percé les oreilles avec une épine de tilleul. Normalement ce sont les filles qui se font percer mais ma mère n’a rien dit alors j’ai gardé mes oreilles percées. »
Au Sri Lanka, et plus particulièrement dans les communautés qui vivent autour des plantations de thé, les nouveaux-nés sont au centre de trois cérémonies : l’attribution du prénom (Peyer Vaithal), le rasage de la tête (Modai Adithal) et le perçage des oreilles pour les petites filles à trois mois (Kaathu Kuthu/Thoodu kuthuthal).
En 2008, un touriste anglais utilise son compte eBay pour aider Ravi à acheter un Six Tattoo Guns, un kit de tatouage chinois. « J’y ai investi 35 000 roupies (210 euros), soit toutes mes économies mais je me suis retrouvé avec la seule machine de Kandy. Ma popularité a bondi d’un jour à l’autre et j’ai voyagé partout sur l’île pour tatouer. » Il ouvre rapidement son propre studio avec son frère, Sudesh. « Je ne savais rien sur le milieu alors j’ai acheté le livre « Tattooing A to Z » de Huck Spaulding, la Bible du tatouage. »


Ravi fouille Internet et trouve ses inspirations dans les travaux de Dan Smith, Bob Tyrrell ou encore Dmitriy Samohin, mais tente d’y intégrer un style traditionnel sri lankais. Une de ses dernières pièces représente Gajasingha, une créature hybride de la mythologie du sud-est-asiatique, au corps de lion et à tête d’éléphant.
Sa clientèle se compose à moitié de touristes en quête d’un souvenir de voyage – un lion, un éléphant, une fleur de lotus. « J’aime tatouer mes clients étrangers avec du American Old School ou des dessins basés sur nos fameuses sculptures en bois. »
« Mes clients locaux veulent surtout des portraits de membres de leur famille ou des tattoos de Polynésie ou de Samoa, un style rendu populaire par les joueurs de rugby et de cricket. Le tribal tient bien sur nos peaux sombres. »
Depuis deux ans, la moitié de sa clientèle est féminine : « Le mode de vie des femmes change, elles bénéficient de plus d’ouverture au monde grâce aux écoles internationales et aux bourses pour aller étudier à l’étranger et elles ont toutes Facebook. »


Dimmu Fernando
Tout en parlant, Ravi couvre le torse de Dimmu d’une immense représentation du dieu hindou Vishnou, protecteur de l’univers. Dimmu Fernando gère un shop dans la banlieue de Colombo depuis 2011. « En 2008, je suis rentré dans le shop de Suren Fernando, un homme qui a fabriqué son propre gun au début des années 2000 et s’est lancé avec ses maigres ressources. Cela faisait des années que je gribouillais et créais des dessins animés. Il m’a embauché sur le champ pour dessiner les motifs et j’ai repris son shop quand il a émigré en Angleterre. J’ai assisté aux cours de l’académie d’art de Colombo pendant quelques mois et j’ai appris à dessiner des crânes avec méthode, mais c’est tout. »

Avant, Dimmu était guide touristique dans un hôtel et s’endormait tous les matins au comptoir car il passait ses soirées à jouer du black metal. « Pour moi c’est idéal car je peux enfin concilier mes passions, le tattoo et la musique. »
Pendant dix ans, Dimmu a été bassiste dans le groupe « Funeral in Heaven », dont les chansons parlent de l’histoire, de la culture et de la guerre civile qui a déchiré le Sri Lanka jusqu’en 2009, après plus de 25 ans d’un sanglant conflit entre les forces gouvernementales et les Tigres tamouls.


« Au début, je voulais être riche et célèbre grâce au tattoo. Maintenant, c’est juste un moyen de financer mes voyages et d’aider ma communauté. Je ne comprends pas les types qui ne veulent pas partager leur savoir, ou seulement à leurs proches, le tattoo n’appartient à personne, c’est un art populaire qui ne doit pas rester entre les mains d’une petite clique. Si quelqu’un veut apprendre dans ce pays, moi je lui apprends. C’est une façon de donner du pouvoir aux jeunes, de leur offrir un moyen de mener la vie qu’ils veulent, d’être financièrement indépendant et de se sentir valorisé. » Etre un tatoueur professionnel au Sri Lanka reste un défi : » La moitié de l’argent que je gagne au shop part dans l’achat de matériel. Sur Internet, les frais de port sont aussi chers que le coût du matériel alors j’essaie d’aller me fournir à Bangkok ».


Le jeune homme, surfeur enthousiaste, est aussi un yogi accompli. En 2010, il renie son éducation dans une pension catholique, se convertit à l’hindouisme et devient végétarien. « Je suis passionné par l’Inde. J’y retrouve la vie simple, avec les animaux, je joue avec les vaches comme pendant mon enfance. Historiquement et culturellement nous formons un seul pays avec l’Inde et c’est une grande inspiration pour moi. »
Quand Dimmu part en Inde perfectionner sa pratique du yoga, avec comme projet ultime de l’enseigner dans les prisons sri lankaises pour faire baisser la violence carcérale, c’est Roanna qui tient la boutique.

Roanna Webster, 24 ans, a été l’apprentie de Dimmu pendant trois ans avant de s’installer en Californie où elle a travaillé chez Touch of Ink à Bakersfield. « Le marché aux États-Unis est saturé. Je n’ai pas l’impression que je puisse apporter grand-chose à ce pays. Je suis revenue au Sri Lanka pour être proche de ma famille et pouvoir contribuer à la contre-culture locale. » Musicienne professionnelle, elle joue aussi du violon et du violoncelle dans un orchestre.


A 18 ans, Roanna est entrée dans une école d’aviation car elle rêvait d’être pilote de ligne et de voyager éternellement. Mais elle a arrêté au bout d’un an et demi. « Je ne peux pas passer mon temps à étudier et transiter d’aéroport en aéroport, je veux vivre. » Alors Roanna est rentrée chez elle, a ouvert une pizzeria et a fini son apprentissage. L’Inde, et notamment la convention de New Delhi, lui a également laissé une forte impression : « Mon corps est une collection de pièces par mes amis artistes, comme Vikas Malani (Body Canvas, Delhi) qui a couvert mon dos. Les gens me fixent mais sont trop polis pour dire quoi que ce soit. En tant que seule artiste féminine dans le pays, je pense vraiment que je peux faire une différence. La guerre est finie, les touristes reviennent, l’avenir est prometteur. »
INFORMATIONS :
Ravi
Dimmu Fernando
Roanna Webster










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