Cliff, artisan tatoueur
TEXTES & PHOTOGRAPHIES : P-MOD (ARTICLE PUBLIÉ EN 2015)
Deux sticks surmontés de divinités sculptées, un complété par une aiguille, l'autre qui sert de marteau : voici les seuls outils des tatoueurs Ibans. Cliff, artisan tatoueur passionné par les méthodes traditionnelles de tatouage, les fabrique sur demande dans son studio de Kota Kinabalu.


Alors qu'il vit à Vancouver, Cliff, 29 ans, découvre le tatouage au hand-tapping en allant rendre visite aux communautés indigènes d'Amérique du nord, qui le pratiquent encore.
Il vit ensuite en Papouasie Nouvelle-Guinée où il poursuit sa découverte du tatouage tribal. Puis il se fait tatouer un sak yant, marque sacrée thaïlandaise sur la main par Ajarn Man, basé sur l'île de Koh Phangan.
Traditional Hand Tapping

En 2011, le jeune homme de 29 ans quitte son job de designer dans l'univers des jeux vidéos chez Electronic Arts et revient sur sa terre natale dans l'Etat de Sabah, au nord-ouest de Bornéo.
Depuis, il tatoue des motifs iban remis au goût du jour chez Orangutan Studio, un grand shop à la décoration brute aux allures d'atelier de menuiserie, et fabrique des sets de sticks.
La conception d'un set demande une machette, une semaine de travail et beaucoup de précision. Cliff artisan tatoueur, travaille avec des matériaux très durs comme le bois de fer de Bornéo ou belian en langage local, un bois rouge nommé belabah ou encore un bois orange nommé sereya.





Chris Roy – Le tatoueur du couloir de la mort
Texte: Tom Vater / Traduction : Laure Siegel / Photographies : Chris Roy
Chris Roy a été condamné pour meurtre à l'âge de vingt ans. Depuis 2001, il est incarcéré dans une Supermax, une prison de très haute sécurité, dans le Mississipi. Son épique parcours, de jeune délinquant à tatoueur attitré d'une des prisons les plus brutales des Etats-Unis est une histoire impitoyable, de malchance et de violence, de lutte et d'abandon, de ténacité et de discipline.

“Je m'entends bien avec la majorité des gars que je tatoue. Mais j'ai tatoué plein de gars pour lesquels je n'ai aucun respect, des types avec qui je me suis battu à mort et qui, s'ils avaient été à ma place, auraient sûrement essayé de me scarifier ou de m'infecter avec la panoplie de virus disponible dans chaque zone de la prison... ou de me tatouer un "Fuck You" dans le dos" commence Chris.
Je suis en contact avec Chris depuis trois ans maintenant. Comme moi, il écrit des romans policiers. Mais c'est sa carrière de tatoueur, une méditation sur l'incarcération et l'identité, qui m'a poussé à écrire son histoire.
“J'ai grandi le long des plages moches du golfe du Mexique. Maman était une maman géniale, mais elle était tout seule. Ce n'est pas une excuse mais c'est pourquoi j'ai commencé à vriller. Je volais les gens populaires plein de fric puis leur vendais de la drogue."
Il s'entraîne au taekwondo, au kickboxing et à la boxe depuis l'âge de dix ans. A treize ans, Chris se lance dans la mécanique : il répare les karts et motos tout-terrain de ses copains contre des joints puis travaille au chantier de récupération de son oncle. Pas pour longtemps.
"Je ne supportais pas que les adultes, à qui j'apprenais plein de choses, soient payés bien plus que moi. Et j'avais besoin de plus d'argent car ma mère m'avait foutu dehors. Je suis parti avec une moto, une Jeep, un bateau, les poches pleines de drogues et 600 dollars".

Chris Roy, tatoueur
A 17 ans, Chris revend des biens volés ou trouvés, passe du temps dans un centre de détention juvénile et une école militaire. Il commence à traîner avec un ancien camarade de classe, Dong, le leader de 211, un gang vietnamien célèbre dans le Mississipi.
'Dong était le principal fournisseur pour des mecs comme moi. C'était un type arrogant et violent, connu pour porter des armes en toute circonstance. Après deux ans à faire du business ensemble, nous avons eu un gros malentendu. Notre dernière confrontation a tourné en bagarre. Je lui ai sauté dessus avant qu'il ne puisse sortir son arme. Je l'ai assommé, il a suffoqué. J'étais vraiment terrifié de la vengeance à venir du 211 alors j'ai enterré son corps pour le faire disparaître."
Chris a 18 ans. Deux ans plus tard, en octobre 2001, il est condamné pour meurtre. Dans le Mississipi, cela signifie peine de mort ou prison à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle. "Mon crime, le résultat d'une bagarre à coups de poing, aurait été qualifié d'homicide involontaire avec n'importe quel autre avocat que le commis d'office qui m'avait été assigné".

Incontestablement coupable, Chris est toutefois condamné à une époque où les criminels violents se retrouvent avec des peines de prison incroyablement lourdes. Les condamnations pour meurtre avant 1995 sont éligibles pour une demande de liberté conditionnelle après dix ans. Les condamnés entre 1995 et 2014, comme Chris, peuvent seulement faire une demande de liberté conditionnelle lorsqu'ils atteignent l'âge de 65 ans. Un homme condamné pour meurtre aujourd'hui sortirait des décennies avant Chris Roy, qui sait que son appel ne sera pas entendu avant 2047.
Après deux ans passés à l'isolement à la prison supermax de Parchaman, Chris est transféré dans le quartier général de la prison correctionnelle de Mississipi-Est.
"En 2003, j'ai rencontré Tattoo, un artiste qui avait tatoué à l'extérieur pendant vingt ans. Il tatouait comme un chirurgien sous amphétamines. Il pouvait construire une machine extrêmement précise à partir de stylos, de briquets et de pièces de radio dans le laps de temps qu'il faut à la plupart des gens pour boire une bière. C'était un enfoiré super arrogant. Mais c'était mon type d'enfoiré. Après quelques années de bagarres, de coquarts et de côtes fêlées, nous sommes devenus amis ».

Tatouage de prison
Une nuit, Gene, le compagnon de cellule de Chris, convainc Tattoo de prêter sa machine à Chris. "La machine est instantanément devenue un membre de mon corps qui prolongeait mes sens. Je pouvais sentir le bruit de succion et de décharge de l'encre, la vibration minutée de l'aiguille qui pompe et qui colore. Je pouvais sentir la différence de pénétration dans la peau selon les endroits, plus ou moins épais."
Sa première oeuvre : un lapin qui sort les crocs, porte un chapeau de cow-boy et brandit un fusil à deux coups. "Je me souviens, le lendemain, les gars au petit-déjeuner regardaient le lapin meurtrier sur mon pote Gene avec fascination. Ils se sont tous mis en ligne pour que je m'entraîne sur eux. Ce jour-là, ma vie a changé".

Chris transforme sa cellule en studio de tattoo, couvre les murs de pages de magazines de motos et de tattoo et de ses flashs originaux. "J'avais même deux apprentis qui faisaient les tâches ingrates pour moi. Dans cette prison où plus d'un millier d'hommes étaient enfermés, ma clientèle était infinie. J'ai beaucoup tatoué des poitrines et des dos, des côtes et des ventres. Pour la plupart, des grosses pièces de fils de pute, bad and big".

Lui-même n'est pas tatoué : "Si j'avais des tatouages, je deviendrais fou à m'obséder sur toutes les façons dont j'aurais pu les faire différemment ou mieux."
De toute évidence, les autorités pénitentiaires n'apprécient pas que les détenus se tatouent entre eux. Certains contractent de sérieuses infections et les tattoos de gang ont de graves conséquences à long-terme pour les jeunes prisonniers. Mais le système carcéral américain et ses employés sont aussi intrinsèquement paresseux et corrompus.
"J'ai tatoué deux gardes et un infirmier, gratuitement. En échange, j'ai été autorisé à faire une razzia à la clinique sur tous les produits dont j'avais besoin : gants en latex, iode, pommade et même de l'alcool. Le chef m'escortait dans n'importe quelle zone de la prison pour 20 dollars et me laissait tranquille pendant quelques heures pour tatouer mes codétenus. Je me faisais dix dollars de l'heure. On tatouait toute la nuit, on fumait des pétards, on improvisait des morceaux de rock et on faisait des plans sur la comète sur ce qu'on ferait une fois libres".

Pendant un moment, Chris s'est créé une sorte de vie.
"Je me faisais de l'argent avec le tattoo. J'avais un excellent travail au Département de l'Education où j'enseignais les mathématiques et l'anglais. J'entraînais un groupe de gars à la boxe et je fabriquais des décors pour des pièces de théâtre. Mais tous les jours, sans exception, je planifiais mon évasion".
En 2005, Chris réussit à s'échapper, comme dans un film, en découpant les barreaux de sa cellule avec une scie à métaux. La police le rattrape en moins de 24 heures. Peu de temps après, il s'évade une deuxième fois, parvient à rester dehors quelques semaines mais il est à nouveau appréhendé, dans un motel au milieu de la nuit. Retour à Parchman.
“J'ai expérimenté les pires conditions de vie imaginables. Parce que j'étais désormais un prisonnier à haut risque, j'étais transféré dans une différente cellule toutes les semaines. J'étais fouillé intégralement et menotté aux mains et aux pieds chaque fois que j'étais sorti de ma cellule, même pour aller à la douche ou dans la cour. C'état plein de prisonniers avec de lourds problèmes psychologiques, qui hurlaient, balançaient leurs excréments, allumaient des feux et inondaient leurs cellules. C'était l'enfer. Je savais que j'en avais pour des années à vivre comme ça. Mais je savourais ce bref moment de liberté, le souvenir de cette escapade."

Tatouer au travers des barreaux
Les choses changent en 2008, quand Chris est sélectionné pour un programme de réinsertion.
"Il fallait qu'on trouve un moyen de tatouer alors qu'on était constamment sous surveillance caméra. On avait cet énorme téléphone, posé sur une table à roulettes dans le couloir. Mon client payait pour un appel, poussait la table en face de ma cellule, s'asseyeait dessus, décrochait le combiné avec une main et passait son autre bras entre les barreaux de ma cellule. »
Mais les prisonniers dans le couloir de la mort, en attente de leur exécution, sont pratiquement impossibles à atteindre. Le contact avec le personnel ou des détenus d'autres sections leur est strictement interdit.
"Avec mon copain D-Block, on a écrit l'histoire quand il a réussi à payer un officier pour qu'il me laisse le tatouer à travers les barreaux de sa cellule. Ca a été très cher mais ça valait le coup. Tous les autres prisonniers du couloir de la mort voulaient un tattoo, mais ils n'avaient pas assez d'argent pour graisser la bonne patte".
Chris réussit à tatouer D-Block à six reprises.


“Je suis aussi devenu ami avec un gars nommé Ben. Il est en train d'être jugé pour un crime passible de la peine de mort et ça sent mauvais pour lui. J'ai tatoué des portraits de sa femme, sa fille et sa petite-fille sur son dos, avec un cheval ailé et un crâne de gobelin sur les côtés. Je suis allé dans sa cellule douze fois pour compléter le travail. Mais Ben a commencé à avoir des crises de paranoïa et des hallucinations. On s'est disputé et il ne m'a jamais payé les 500 dollars qu'il me devait".

En novembre 2016, le smatphone de Chris est découvert par les gardes et il est viré de son programme de réinsertion. Il a passé dix mois jour et nuit dans une cellule scellée par une porte en acier, dans un isolement presque total, sans pouvoir tatouer.
"Je pensais beaucoup à recommencer à piquer. C'est ce qui me permet de rester sain d'esprit là-dedans".
Depuis qu'il est de retour dans son ancienne unité, il a repris l'activité qui l'a propulsé au centre de sa communauté et a tatoué quelques grosses pièces latérales. À travers les barreaux de sa cellule bien sûr.
-- Pour plus d'informations sur Chris Roy et son cas judiciaire :https://unjustelement.com/
Fabriquer une machine dans une prison américaine de très haute sécurité
Chris a peu à disposition dans la prison de très haute sécurité où il est incarcéré depuis 2001 : une radio, un briquet, un stylo Bic, une cartouche d'encre vide, le bout d'un stylo-bille, un crayon en caoutchouc flexible fourni par la prison, le haut d'une bouteille de produit chimique en spray et un petit carré de caoutchouc.

Fabriquer la machine
"Je retire le style bille et le remplace avec le jet de l'allumeur Bic. Ensuite, je coupe un petit bout du corps du stylo flexible pour l'insérer dans l'extrémité du moteur du stylo Bic découpé. Cela maintiendra le tube en toute sécurité au centre.
La partie supérieure d'une bouteille en spray est un support idéal pour le moteur. Je l'ai coupé un peu pour le glisser sur le stylo Bic. Cela facilite le réglage de la profondeur de l'aiguille. Ensuite, je coupe le ballon et insérez le jet du briquet dans la pointe plastique.
Le carré de caoutchouc doit s'adapter à l'arbre du moteur. Je pique un trou dans le caoutchouc à côté de l'arbre et insérez une petite coupe d'isolant du fil téléphonique, le manchon pour l'aiguille. L'aiguille entre ensuite dans l'isolant. Je place ensuite l'aiguille, la pointe, le guide (l'ancienne cartouche d'encre), le réservoir d'encre (le haut d'une bouteille de soda) et un chiffon (un bout de T-shirt) dans un bol d'eau et je fais tout bouillir au micro-ondes, pendant trois minutes.
Enfin, le moteur est fixé à la monture avec une bande de caoutchouc et la machine est enveloppée dans du film étirable ». Explique Chris Roy tatoueur.

Produire l'encre
"Je retire les lames de quelques rasoirs en plastique et je les colle ensemble avec du ruban adhésif. Je colle un morceau de papier A4 avec du dentifrice et crée une chambre à fumée circulaire qui récoltera la suie.
Les rasoirs sont placés au centre et je mets le feu aux têtes de plastique. Je recouvre la maison de fumée avec un autre morceau de papier puis un magazine. Le papier se transforme en suie, que je collectionne dans le haut d'une bouteille. Brûler deux rasoirs produit assez d'encre pour un très gros tatouage.
Mélanger l'encre est un art en soi. Je mets de l'eau dans un bouchon de bouteille en plastique, puis deux micro- gouttes de shampooing. J'en saupoudre la suie délicatement. Trop de shampoing et les détergents rendent le tatouage bleu ou vert. Trop de suie et l'encre ne fonctionne pas dans le système d'aspiration-décharge de la machine.


Créer l'aiguille
"L'outil final nécessaire est une aiguille décente.
Je chauffe le ressort du briquet avec une flamme à feu lent sur du papier de toilette bien roulé. Je déplace le ressort à travers la flamme pendant que j'applique une pression régulière, en le tirant droit lorsque je le déplace. Si je tire trop fort, ça va claquer. Si cela devient trop chaud, ça va se briser.
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ATC TATTOO
Ernesto Kalum, pur et dur
Textes : Laure Siegel / Photographies : P-Mod (article publié en 2015)
Part 2. Borneo Headhunters

Quinze ans après avoir gravé la gorge de Filip Leu, Ernesto Kalum tatoueur iban, a tracé sa propre route, de conventions internationales en recherches ethnologiques, se tenant à l'écart des tendances et mondanités. Pour l'enfant du pays, la culture iban de Bornéo vit ses dernières heures. Mais il la défendra jusqu'au bout, comme il le fait depuis vingt ans. Rencontre à Borneo Headhunters Tattoo Studio, fief à Kuching.

Né Iban à Sibu il y a 45 ans, le fils de fonctionnaire se passionne pour le tatouage dès ses vingt ans. « Je voulais me faire tatouer mais il n'y avait qu'un seul shop, spécialisé dans le old school (celui de Yeo, pp-). J'ai commencé à me tatouer moi-même, ma première pièce est ce logo Superman sur le mollet. »
En 1998, après des expériences dans le secteur bancaire à Londres puis l'industrie navale à Singapour, il se décide à ouvrir un studio : « Il n'y avait pas de futur pour le tattoo. Je priais tous les jours pour qu'au moins un client passe la porte et me donne quelque chose à faire. Je passais mes journées à dessiner. C'était très difficile pour un jeune issu d'une minorité tribale de construire sa vie au Sarawak. Alors j'ai fui mon pays car il n'y avait aucune opportunité ».

Ernerto Kalum tatoueur iban
Après deux mois d'ouverture, il retourne à Wolverhampton, bourgade anglaise proche de Birmingham, où il a décroché un diplôme en droit quelques années auparavant. Il avait l'habitude d'y tatouer les potes pour le fun contre de la bière et des cigarettes. Il exploite enfin son don naturel pour le dessin et débute sa carrière professionnelle en guest chez Spikes Tattoo & Piercing. Il pique des trucs rock'n roll inspiration Mötley Crue mais bûche aussi la documentation de motifs iban qu'il a emportée avec lui.

Il reste un an à Wolverhampton, chérit le souvenir d'un concert de Mötorhead à dix pounds l'entrée, puis envoie sa candidature à plus de 150 conventions. Une seule répond, celle de Lausanne en 1999.

Convention de Lausanne, 1999
« Je les ai tous rencontré à ce moment-là. Tin-Tin, Paul Booth, la famille Leu... Je pensais que Filip était un musicien, il ressemblait au guitariste d'Aerosmith. J'étais innocent, je ne savais rien sur les grands. » Il se lie avec Bit Schoenenberger, alias Sailor Bit, puis s'installe dans la ville suisse pendant un an pour travailler chez Ethno Tattoo, dans le shop de celui qui est devenu son meilleur ami .

Il tatoue de plus en plus de motifs iban, dont l'essor est favorisé par le revival du tribal, mais toujours à la machine. Un jour Felix Leu arrive derrière lui alors qu'il est en train de piquer un client. « Il m'a pris la machine des mains et l'a jetée à la poubelle, sans rien dire, puis il est parti. Ca a été sa manière de me faire comprendre qu'en tant qu'Iban, je devais tatouer comme un Iban, avec deux sticks. »
Ernesto, qui possède l'art mais pas la méthode pour que tout prenne sens, retourne alors dans la jungle. « Je devais comprendre ma culture, celle dont mon grand-père n'avait plus le droit de me parler. A l'époque, la mode était de balayer le passé, ne plus parler de ces vieilleries, décrocher un diplôme puis trouver un boulot moderne. J'ai fait les recherches moi-même, avec les anciens qui ont accepté de m'aider malgré la pression qu'ils subissaient.»

Le retour au Hand Tapping
De retour en ville, il inaugure son premier hand-tapping. « Ca a été très long et le volontaire a beaucoup souffert mais le motif était parfait. J'étais très fier ». Fort de cette expérience, il retourne travailler à Ethno Tattoo au cours de l'année 2000.
L'occasion en or ne tarde pas à se pointer. « Filip Leu est entré, a regardé les images de vieux Ibans tatoués que j'emportais toujours avec moi et m'a dit « Donc tu vas me tatouer c'est ça ? ». Ernesto ne se sent pas prêt à accomplir ce que Filip lui demande avec insistance : le scorpion iban sur la gorge, le même tatouage que porte sa mère, Loretta, piqué par son père Félix. Devant son hésitation, Sailor Bit n'y va pas par quatre chemins : « Si tu fais ce tattoo pour lui, ça va changer ta vie ».

Felix veut que son fils soit tatoué au 34, le mythique fief de la famille Leu Rue centrale à Lausanne.« L'ancien shop, c'était un endroit spécial. Miki Vialetto était là, Felix Leu était là, tout le monde était là. C'était très important pour Filip de porter cette pièce et qu'elle soit appliquée de façon traditionnelle. Je me suis donné à 120% pendant ces deux heures de travail. Ca a été un moment très spirituel ».
Le jour d'après, sa carrière fait un bond et il prie désormais pour que son agenda s'allège. « Tout a changé. Tout le monde voulait que je le tatoue maintenant. En deux semaines, j'ai eu un an de rendez-vous ».
Pendant ces années fastes, il côtoie ceux qui deviendront ses principales inspirations, les figures mondiales qui ont élevé le tattoo au rang d'art : Filip Leu (Suisse), Paulo Suluape (Samoa), Leo Zulueta (Etats-Unis), Roberto Hernandez (Espagne), Bit Schoenenberger (Suisse), Horiyoshi III (Japon)...





Ernesto, Tatoueur Iban
Ernesto parle de sa vocation avec un profond respect : « Le tattoo a été une chance pour moi de découvrir le monde, en retour il faut aider à préserver la réputation du tattoo. »
En 2003, il sent qu'il doit revenir à Kuching. « J'étais constamment sur la route, je n'avais pas le sentiment d'appartenir à tel ou tel endroit. Ma maison, c'était là où j'étais heureux. » Isolé sur son île, il espère aussi pouvoir mieux contrôler l'affluence de clients. Peine perdue, le shop est toujours plein à craquer, alors il ferme sa porte. Il ne tatoue plus que sur rendez-vous, à un rythme qui lui permet de transmettre une énergie positive à chacun de ses clients, qui se composent à 40% de collectionneurs, 20% de touristes et 40% de locaux.
Depuis 2008, il est secondé par Robinson Unau, 31 ans. Architecte, client d'Ernesto, il a quitté son job pour le suivre. Ernesto l'a choisi pour son esprit. « C'est difficile de trouver des gens avec une âme de nos jours. » Mais même celui qui est devenu son bras droit tatoue toujours à la machine. « Il sent qu'il faut aller dans cette direction et tatouer à la main mais ne se sent pas encore prêt à le faire. On y travaille ! »

Il se consacre aussi inlassablement au partage de sa connaissance : conférencier au musée du Sarawak, conseiller de productions cinématographiques qui intègrent des pans de la culture iban, comme le film "Amour Interdit", producteur de musique traditionnelle.
Il a organisé un premier événement en mai 2002 au village culturel du Sarawak, The International Borneo Tattoo Convention, puis une seconde convention en 2007. « Je veux juste que les gens soient intéressés et qu'ils sachent qui ils sont et ce qu'ils font. Ma communauté est à portée de main mais personne n'écoute, tout le monde veut faire de l'argent. Je ne peux que donner un certain nombre d'informations à un certain nombre de personnes, je suis réaliste ».
Et peu optimiste sur la survie de sa culture, sévèrement lacérée par les années, la christianisation imposée et la mondialisation effrénée. « La culture iban est morte avec la génération de mes parents.
Je respecte toujours les croyances ancestrales mais je me suis fait tatouer alors que c'était déjà fini. Je ne suis qu'un spécimen de musée. Nous ne nous faisons pas tatouer pour nous inscrire dans le présent, totalement déconnecté, mais plutôt pour se reconnecter avec nos racines. Quand il n'y a plus rien de spirituel ou de religieux, dans ces conditions il est facile pour une culture de juste disparaître. Sans culture, qui est-tu ?»

Sans culture, que représente encore le tatouage ? « Les gens ne veulent que du rock'n roll. Et tu perdras toujours contre le rock'n roll. Ces dernières années, même le tattoo iban est devenu rock'n roll et a beaucoup perdu de son âme. On ne peut pas encrer n'importe quoi n'importe comment, il faut garder au moins une partie de l'esprit originel.
Les Ibans de moins de 30-35 ans ne savent plus grand-chose sur leur culture. Toute cette connaissance disparaît, au profit de la taille de la télé, la marque de la voiture, le statut professionnel, le cash dans ton compte en banque. C'est dommage que ça soit gâché, qu'on ne se batte même plus pour conserver un peu d'identité. Le processus d'effacement des cultures indigènes est très brutal. »

Pour lui, la préservation d'une partie de la culture passe paradoxalement par son ouverture au monde. «. Si je n'avais pas tatoué en-dehors de ce pays, pas fait de conventions à l'étranger, les gens ici ne se seraient jamais intéressés aux tattoos ibans. C'est la théorie MTV. Il faut que ça sorte, que ça ait du succès à l'extérieur, puis que ça revienne et ça sera à nouveau populaire.... Pour moi ce n'est pas une contradiction que des motifs ibans soient tatoués par des étrangers sur des étrangers. La famille Leu s'est inspirée de la culture iban pour ses motifs de fleurs et c'est très bien. Iban veut dire « être humain ». Si la personne est claire sur son parcours de vie, informée sur la raison pour laquelle elle veut ce tattoo, pas de souci je raconte son histoire sur sa peau. »

Ernesto et Robin seront présents au Mondial à Paris cette année, comme tous les ans depuis 2012. En attendant, Ernesto savoure le quotidien dans son havre de paix. Paillasses tressées au mur et au sol, livres et VHS alignés, clichés de son parcours auprès des plus grands, archives photographiques, dessins originaux, artisanat de Bornéo, son studio est le fruit de toute une vie, patiemment construite.
Mais sa ville change, plus de bars lounge, plus de trafic, plus de centres commerciaux climatisés. Ernesto pense tout doucement à la retraite. « Je me donne encore huit à dix ans dans le métier, puis j'irais me retirer dans la jungle, dans ma seconde maison ». Il lui reste aussi sa gorge à couvrir, qu'il laisse à Filip Leu évidemment, quand le moment viendra.
http://www.borneoheadhunter.com/





Ernesto a réalisé un livre sur les tatouages Iban. En voici quelques pages.
















